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Marseille, « La Liberté-sur-Mer »

Dans notre imaginaire collectif, la Résistance, comme tout grand fait d’armes, a ses clichés, ses images d’Épinal et ses icônes : c’est le maquis, le Vercors, Paris occupé, les trains, les bicyclettes, Jean Moulin, de Gaulle… et Radio Londres, qui a injustement tourné les regards vers le nord-ouest, alors que le Sud a aussi toute sa place dans l’imagier. Et particulièrement Marseille, première étape d’un exil salvateur ou dernier bastion de la rébellion… quand elle aurait tout aussi bien pu s’appeler Liberté-sur-Mer.

La filière marseillaise : ce pourrait être le titre d’un film de gangsters, mais c’est tout le contraire. Si l’histoire de la cité phocéenne semble de nos jours tendre vers celle de cité-refuge, notamment pour les populations venues de l’autre côté de la Méditerranée, il fut un rôle contraire que Marseille joua avec l’accent, payant le prix fort pour son obstination : celle de ville escale pour les réfugiés de la seconde guerre mondiale, résistants ou simples citoyens de l’Europe entière, des Français venus de la zone occupée et d’Alsace-Lorraine, des soldats britanniques, des Belges, des Tchèques, des Polonais, des Italiens opposants au fascisme, des Allemands opposants au nazisme, des communistes et anarchistes espagnols… souhaitant par-dessus tout s’embarquer pour les États-Unis via le port de Marseille.

De la débâcle de 1940 jusqu’en 1943 – quand les forces d’occupation, lasses de l’esprit indocile de ces Méridionaux, inquiètes des désertions en masse des troupes stationnées à Marseille (ah, le soleil…) et exaspérées par les attentats à la bombe commis contre les troupes allemandes, décidèrent de raser le quartier du Vieux-Port, déplaçant et parquant 25 000 personnes dans des camps et démolissant environ 1 500 immeubles, une résistance s’organisa, permettant la fuite de cerveaux, d’écrivains, d’artistes, qui devaient faire rayonner le xxe siècle.

Quant à ceux restés sur place, ils allaient écrire une histoire exemplaire de la liberté. Il y eut bien sûr des supports comme Les Cahiers du Sud, qui publièrent de grandes plumes parmi lesquelles de nombreux résistants, ou des actions d’exfiltration, comme celles de l’Américain Varian Mackey Fry (expulsé par Vichy en 1943) qui, avec l’Emergency Rescue Committee (officiant sous le nom français de « Centre américain de secours », moins prompt à inquiéter les autorités), aida scientifiques et universitaires de premier plan à fuir l’Europe depuis Marseille. Sans oublier l’écrivain Sylvain Itkine et sa « Coopérative du Fruit Mordoré » (qui fabriquait des pâtes de fruits pour cacher sa véritable activité de résistant), et les cafés du Vieux-Port, qui se transformèrent pour l’occasion en véritable Saint-Germain-sur-Mer : ainsi le comédien Louis Jouvet fut photographié dans Marseille-Matin sur une terrasse de La Canebière, peu avant d’embarquer avec toute sa troupe pour l’Amérique du Sud. Le poète André Breton, lui, embarqua sur un bateau qui avait connu des jours meilleurs en compagnie de l’ethnologue Claude Lévi-Strauss. Non sans avoir créé, avec d’autres surréalistes, le « jeu de Marseille », un jeu de cartes s’inspirant du tarot, aux couleurs réinventées. Les 22 dessins devaient devenir un emblème de la Résistance.

Partis du Vieux-Port ou de la Joliette, on compte les philosophes Simone Weil et Hannah Arendt, le sculpteur Zadkine, les peintres André Masson et Max Ernst (qui faillit bien périr au camp d’internement des « Milles » près d’Aix-en-Provence), Marc Chagall, la peintre surréaliste mexicaine Remedios Varo, l’écrivaine Anna Seghers, Heinrich Mann (frère de Thomas). 

Restés pour mettre leurs talents au service de la fabrication de faux papiers, notamment pour le réseau de Fry : les peintres Óscar Domínguez et Jacques Hérold, le caricaturiste autrichien Bil Spira (arrêté et déporté en 1942, il survivra aux camps). En mai 1941, le Marseillais Robert Laffont créa sa maison d’édition, vouée à publier les écrivains de passage : Henry de Montherlant ou Lanza del Vasto s’y retrouvèrent. Peu avant, Jean Giono, originaire de Manosque, avait été incarcéré pendant deux mois au fort Saint-Nicolas pour avoir signé des tracts pacifistes. Il sut mettre son intelligence au service de la Résistance, tout en professant officiellement une neutralité complaisante. Ce chantre inclassable de la littérature, aujourd’hui honoré dans le monde entier par des cérémonies porteuses de sens (comme le parrainage d’une forêt au Japon, hommage à L’homme qui plantait des arbres), verra l’année 2020 consacrée à la célébration de son œuvre (et au cinquantenaire de sa mort), notamment par une exposition-événement au Mucem (voir l’agenda page 50), ainsi que par diverses manifestations qui rendent plus actuel que jamais son engagement pacifique et écologique avant l’heure. L’Année Giono, c’est un peu celle de l’espoir dans le genre humain…

 

TEXTE _Anne Martinetti